Témoignage d’un metteur en scène

David Bobbee


David Bobee

Comment avez-vous choisi les textes de vos soirées à Rouen ?

"Le dramaturge Roland Chéneau, avec qui je travaille depuis 10 ans, avait fait une première sélection parmi les quelque 60 textes transmis par Corps de Textes. J’en ai retenu cinq pour les deux soirées. Je n’ai pas voulu faire un florilège ou imposer une thématique, mais plutôt parler de la société d’aujourd’hui. Ce qui m’intéressait, c’était de voir ce que de jeunes auteurs, qui sont des éponges à capter le réel, pouvaient m’apprendre de leur réalité, de leur pays et de cette Europe qu’on partage. J’ai éliminé les drames familiaux et les histoires d’amour, pour m’intéresser aux textes qui prennent le réel à bras le corps. Certains textes n’étaient pas complètement traduits et nous avons commandé ou accéléré la traduction de « Boulot de merde », de Yannis Mavritsakis et de « Cherche mon pays sur Google » de Mihaela Michailov."

Quels sont les thèmes qui se sont dégagés ?

"Deux grandes lignes rouges sont apparues : la précarité de la vie et la révolte. J’ai articulé la première soirée autour du sentiment de colère de la jeunesse. La seconde autour de la peur et de la montée des nationalismes en Europe. Ces tendances sont communes à des auteurs qui ne sont pas connectés les uns aux autres, mais qui appartiennent au même monde et sont confrontés aux mêmes problématiques. Qu’ils y réagissent par la colère ou par l’humour, ils partagent une sorte d’énergie punk très forte. Même si chaque auteur parle de la réalité de son propre pays, la radicalisation s’exprime par un langage assez globalisé de la résistance".

Comment travaillez-vous les mises en lecture ?

"J’en vois énormément et, en tant que spectacteur, je m’y ennuie considérablement… Pour moi, il est donc important qu’une lecture soit un peu fun, un peu rock’n roll, qu’elle s’apparente à une performance. J’ai coupé les textes pour que les lectures ne dépassent pas 50 minutes et je les ai alternées avec des petits films et des installations vidéos. Les différents éléments de la soirée entraient ainsi en résonance. Le texte de Véronique Stas, « Un après-midi à Ascot », qui traite du racisme et de l’homophobie générés par la bêtise et la précarité, était suivi par un documentaire de Wojtek Doroszuk, « El Dorado », sur la communauté polonaise en Suisse. Un documentaire tellement ignoble sur les clichés xénophobes et racistes des Polonais, qu’il en devient drôle, d’un rire aussi monstrueux que le texte de Véronique."

Si vous n’aimez pas les mises en lecture, pourquoi en faites-vous ?

"Parce qu’elles permettent de faire circuler les textes, de quitter les tiroirs des auteurs et les piles qui s’entassent dans les bureaux des comités de lecture. Le sens de Corps de Textes, c’est de faire vivre ces textes. L’idée n’est pas de créer, mais de donner une impulsion à un texte et de voir ce qu’il devient. Les parcours sont souvent complexes, parfois chaotiques, mais ils tiennent la route… Corps de Textes permet aussi d’accélérer les choses. D’un clic, j’ai accès à 50 textes… "

Et le public ?

"Il n’est pas facile d’attirer des gens sur des mises en lecture et il existe un vrai préjugé par rapport à l’écriture contemporaine, contre lequel on doit se battre. Il est important que le public nous voit en train de travailler, de chercher. Cela fait partie de notre mission : provoquer la curiosité, aider les gens à découvrir une culture vivante. A la fin de nos deux soirées à Rouen, nous avons eu un débat passionnant entre le public, les auteurs, les metteurs en scène et les traducteurs présents. Pour moi, un théatre doit être un lieu de paroles et d’échanges. Il a une fonction citoyenne qui contribue au débat démocratique et qu’il faut conserver.